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Un professeur irakien se prononce sur la situation au Proche-Orient

L'invasion américaine en Irak, en 2003, a favorisé l'émergence d'un «État déficient, dysfonctionnel et corrompu offrant ainsi un terreau fertile à l'implantation et à la prolifération des mouvements terroristes et mafieux», estime Harith Al-Dabbagh, professeur de droit comparé à l'Université de Montréal. Ces mouvements étaient pratiquement inexistants avant l'intervention armée, prétend l'intellectuel d'origine irakienne.

 

Le professeur Al-Dabbagh reçoit Forum dans son bureau de la Faculté de droit, où il occupe un poste depuis 2012 après des études à l'Université de Mossoul, en Irak, et à l'Université d'Aix-Marseille, en France. Il maintient un contact étroit avec les membres de sa famille et ses amis restés au Proche-Orient. Mais son pronostic demeure assez sombre quant à l'avenir de cette terre qui a vu naître et croître la Mésopotamie depuis cinq millénaires. «En plus des pertes humaines, les conflits ont détruit musées, sites archéologiques et bibliothèques, qui recelaient des témoins du passé irremplaçables», déplore-t-il.

Parmi les désastres de la guerre, l'Irak a subi un recul sur les plans de la culture et de l'éducation. Dans les années qui ont suivi la chute de Saddam Hussein, en 2003, une vague d'assassinats a frappé l'élite intellectuelle, coûtant la vie à quelque 300 universitaires dans le pays. Parmi ces victimes figurent cinq anciens collègues de la faculté de droit de l'Université de Mossoul, dont sa directrice de mémoire.

À son avis, le chaos qui est survenu a créé un environnement propice à la multiplication des forces fondamentalistes se réclamant de l'islam radical. Pourtant, il déclare avoir grandi dans une ville cosmopolite où cohabitaient dans une certaine harmonie diverses communautés ethniques et religieuses : arabe, kurde, shabak, turkmène, yézidie, chaldéenne, assyrienne, arménienne. «J'ai connu ce climat marqué par l'appel du muezzin et le son des clochers. De plus, la bonne réputation des universités irakiennes attirait de nombreux étudiants de la région. On venait étudier en Irak de Jordanie, de Syrie, du Yémen et de Mauritanie. La guerre a détruit tout cela.»

La position canadienne critiquée

Aujourd'hui âgé de 41 ans et possédant la double nationalité canadienne et irakienne, le chercheur n'approuve pas la politique offensive du gouvernement fédéral – celui-ci a annoncé l'envoi de cinq avions de chasse F-18 pour se joindre à la coalition dirigée par les États-Unis contre le groupe armé État islamique. «Je ne crois pas que les frappes aériennes soient la solution. L'armée américaine largue des bombes depuis 75 jours sur des cibles en Irak et en Syrie et cela n'a rien apporté. Le groupe djihadiste ne semble pas affaibli», dit-il.

Il s'interroge sur la pertinence de l'option militaire suivie depuis le 11 septembre 2001 : «Paradoxalement, la guerre contre le terrorisme n'a engendré que plus de terrorisme. Il faut mettre l'accent sur le soutien technique et l'aide à la reconstruction des pays ravagés par les conflits.»

Une solution durable, à son avis, ne peut provenir que de l'intérieur. «C'est aux Irakiens eux-mêmes de prendre en main le destin de leur pays. Pour cela, il faut reconnaître les erreurs du passé. Il faut un État fort, inclusif et viable, capable de combler le vide créé par le démantèlement des institutions étatiques en 2003 et par l'échec du processus de reconstruction. À cet égard, le Canada a beaucoup à offrir en termes de fédéralisme, de multiculturalisme et de gouvernance.»

Dans un texte publié sous l'égide du Centre d'études et de recherches internationales de l'UdeM, il affirme que les choses auraient pu être différentes si la reconstruction avait été entamée en tenant compte de l'héritage du passé. «Après s'être révélé fallacieux, l'argument tiré de l'existence d'armes de destruction massive a aussitôt été remplacé par un autre, celui d'instaurer l'État de droit et la démocratie au cœur du Moyen-Orient, écrit-il. Le système conçu et mis en place par les Américains, qui prévoyait une répartition des pouvoirs en fonction du poids démographique des communautés, est en train de dégénérer en guerre civile ouverte à l'échelle du pays. Les Irakiens sont plus divisés que jamais, la violence est quotidienne, le sectarisme est à son comble et le spectre de l'éclatement plane sur le pays.»

De Mossoul à Montréal

Affligé par l'anarchie qui règne en Irak, il croit qu'il sera difficile, désormais, de rétablir l'ordre dans un système contrôlé par la mafia et les extrémistes religieux. La crise est d'autant plus ironique pour le professeur Al-Dabbagh qu'il se spécialise, dans ses recherches, sur la place des religions dans les différents systèmes juridiques. «Même dans les systèmes séculiers, on ne saurait faire abstraction de l'importance de la religion au sein des communautés humaines», mentionne-t-il.

Intellectuel brillant dès ses études universitaires, il a obtenu la première place de sa promotion au premier et au deuxième cycle à la faculté de droit de l'Université de Mossoul, ce qui lui a valu une bourse pour étudier à l'étranger. Après avoir enseigné et pratiqué le droit à Mossoul et à Bagdad, il a décidé d'entreprendre des études doctorales. Il a pour cela choisi la France, où il a dû très tôt apprendre une langue qu'il parle avec une parfaite maîtrise aujourd'hui. C'est à l'occasion d'une présentation au Togo qu'il fait la connaissance de Jacques Frémont, alors vice- recteur aux affaires académiques de l'UdeM, qui l'invite à venir présenter ses travaux à Montréal. Dès cette première visite en terre canadienne, le professeur Al-Dabbagh se sent bien accueilli et il choisira l'établissement montréalais pour faire un postdoctorat en 2009.

M. Frémont, aujourd'hui président de la Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse, se souvient d'un juriste exceptionnel. «J'ai rapidement compris la valeur de ce comparatiste doté d'une intelligence vive et capable de faire le pont entre plusieurs domaines du droit», révèle-t-il au cours d'un entretien téléphonique.

Harith Al-Dabbagh a enseigné le droit sur trois continents (Asie, Afrique, Europe) avant de jeter l'ancre à Montréal, où il se plaît malgré un hiver un peu long. «En fait, ce qui m'a surtout pris par surprise, c'est l'été, indique-t-il en souriant. Je m'étais préparé à affronter quatre saisons froides. Pourtant, en juillet, il fait aussi chaud à Montréal qu'à Mossoul!»

Mathieu-Robert Sauvé

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