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Guy Rocher, parcours d’un sociologue chez les juristes

« Si j’ai pu enseigner, être à l’université jusqu’à l’âge de 85 ans, c’est grâce au CRDP, c’est certain ! Je lui dois cela, mais je lui dois aussi toute la stimulation intellectuelle qu’il m’a procurée. Cela m’a permis d’ouvrir un champ qui n’est pas très cultivé : la sociologie du droit. »

– Guy Rocher, éminent sociologue québécois, chercheur au Centre de recherche en droit public (CRDP) pendant 30 ans et professeur émérite à la Faculté de droit et au Département de sociologie de l’Université de Montréal (UdeM).

Guy Rocher

Du droit à la sociologie

Guy Rocher est né dans une famille de juristes : un grand-père avocat, un arrière-grand-père notaire, la voie est toute tracée à la sortie de ses études collégiales. Tout naturellement, il s’inscrit à la Faculté de droit de l’UdeM. Il y va avec l’idée que le droit l’aidera à mieux connaître la société. Son objectif d’alors n’est pas tant de pratiquer le droit, mais de connaître la société à travers lui.

Au cours de sa première année, en 1944, il souhaite être stagiaire dans un bureau d’avocats, histoire de voir de près à quoi ressemble la pratique du droit. Et là, c’est le constat sans appel : « je me suis rendu compte que j’aimais le droit, mais je n’étais pas heureux dans la pratique du droit et je ne me voyais pas continuer ma vie comme ça. » Il se rend donc au bureau du directeur des études de la Faculté de droit, qui est nul autre que Maximilien Caron, et lui dit : « Monsieur Caron, je quitte. » Et Caron de lui répondre : « dommage, vous avez l’esprit juridique ! »

Il quitte ainsi les études universitaires et devient militant dans les mouvements d’Action catholique où il est très actif, notamment à titre de président de la Jeunesse Étudiante Catholique. Cette expérience lui donne l’occasion de voyager dans l’Europe de l’après-guerre. Il en garde un souvenir enthousiaste, tout en ajoutant : « pendant ce temps-là, je n’étudiais pas … jusqu’à ce que je découvre la sociologie comme la science qui allait m’intéresser. »

À la fin des années 1940, Guy Rocher demande à rencontrer le père Georges-Henri Lévesque, un dominicain, fondateur de la Faculté des sciences sociales, politiques et économiques de l’Université Laval. C’est en l’écoutant lui expliquer ce qu’est sa faculté que Rocher comprend : « c’est ça que je cherche ! »

Et c’est ainsi qu’il s’inscrit en sociologie à l’Université Laval, pour trois ans, sous la direction du père Lévesque, à la fois doyen, mais aussi conseiller pour le petit groupe d’étudiants de l’époque. Guy Rocher précise, avec une certaine émotion : « On pouvait aller voir le père Lévesque, causer avec lui et bénéficier de ses conseils. »

En 1950, Guy Rocher termine sa maîtrise à l’Université Laval. Avec l’appui du père Lévesque, il s’inscrit au doctorat auprès du sociologue Talcott Parsons, à l’Université Harvard. Il reste sur place deux années, le temps de suivre des séminaires. Il retourne ensuite à l’Université Laval pour enseigner, tout en poursuivant la rédaction de sa thèse qu’il déposera en 1957.

Le CRDP : une histoire qui a commencé il y a 46 ans

En 1976, Andrée Lajoie, directrice du CRDP, demande à Rocher, professeur au Département de sociologie de l’UdeM, de participer au comité consultatif du Centre de recherche[1]. « Mon premier contact avec le CRDP, c’était comme membre de ce comité, bénévolement. » Puis, Andrée Lajoie lui propose de devenir chercheur à part entière au Centre. C’est sans compter l’appel de Camille Laurin, ministre d’État au Développement culturel, qui lui offre un poste de sous-ministre, mandat au cours duquel Guy Rocher met en route la politique linguistique qui aboutira à la Charte de la langue française, la fameuse Loi 101.

À son retour à l’UdeM, en 1979, la proposition d’Andrée Lajoie tient toujours, mais il repart, en 1981, pour occuper le poste de secrétaire général associé au Développement social.

Il revient à l’UdeM, définitivement cette fois-ci, en 1983. Il se sent alors plus stable professionnellement et entreprend sérieusement de participer à la vie du CRDP. « Andrée Lajoie m’a alors donné comme mission de rédiger L’Introduction à la sociologie du droit. L’idée lui était venue du fait, me précisait-elle, que j’étais le seul sociologue à avoir déjà fait un peu de droit. » Il s’attelle à la tâche, entre deux enseignements et au cours des années qui suivent, mais réalise que le travail est énorme et qu’il est illusoire de penser qu’il peut achever un tel ouvrage en trois ans. Même s’il a la confiance d’Andrée Lajoie qui lui avait dit un jour « vous avez réussi à écrire L’Introduction à la sociologie, écrivez maintenant une Introduction à la sociologie du droit », il n’en demeure pas moins qu’il avait mis plus de dix ans à la rédiger son Introduction à la sociologie !

Le travail est assez solitaire au CRDP, à cette époque-là. Chacun travaille dans sa bulle. « Et moi, j’avais ma bulle, celle de lire le plus possible ce qui existait déjà et d’essayer de trouver ma voie dans une nouvelle Introduction à la sociologie du droit que je ne trouvais pas bien », explique-t-il. Il a longtemps gardé un sentiment amer, un sentiment d’inachèvement à propos de cet ouvrage. Nous y reviendrons.

À la même époque, le Gouvernement du Québec annonce aux universités son nouveau programme d’« actions structurantes  »[2] c’est-à-dire des subventions pour créer des équipes ou des centres de recherche. « Ce n’était pas, à proprement parler, des subventions de recherche, mais bien plus des subventions pour structurer des équipes qui allaient pouvoir demander des subventions de recherche. »

Ce programme a l’effet d’un électrochoc. Parce que l’on reproche aux chercheurs de travailler trop isolément, on les invite désormais à collaborer différemment. Et c’est ce que font Andrée Lajoie, Pierre Trudel, Patrick Molinari, Pierre Carignan, Guy Rocher et quelques autres. Ils créent un cadre conceptuel dans lequel chacun d’entre eux peut travailler, avec plusieurs axes de recherche : théorie du droit (axe dirigé par A. Lajoie), technologies et droit (P. Trudel), droit et santé (B. Knoppers). « Et moi, je me mêlais à tout cela, particulièrement en théorie du droit avec Andrée Lajoie et en droit de la santé avec Bartha Knoppers. »

Le deuxième apport important de ce programme d’actions structurantes est le dépôt collectif de la demande de subvention. « Nous avions appris que les collègues en droit de l’UQAM voulaient aussi se présenter à ce concours de financement. Chacun de son côté, on se disait : on va peut-être se faire mauvaise concurrence, joignons nos forces ! » Et voilà comment une demande commune de l’UdeM et de l’UQAM est déposée et gagnée. Elle va s’appliquer sur cinq ans. « J’ai alors constaté que le CRDP faisait un saut en avant parce qu’il devenait un centre de recherche avec des équipes qui travaillent ensemble d’une manière interdisciplinaire et interuniversitaire, et c’était la première fois. »

Un sociologue chez les juristes, ça fait jaser

« Des professeurs de la Faculté de droit se demandaient bien ce que je faisais ici, s’étonnaient de ma présence au Centre ou, tout simplement, ne le savaient pas », énonce Rocher, sans s’en offusquer. Néanmoins, l’idée d’interdisciplinarité au CRDP ne date pas d’hier puisqu’elle était déjà évoquée par Paul Gérin-Lajoie, le ministre à l’origine de la création du Centre, mais aussi par Andrée Lajoie.

Le petit noyau qui constitue le cœur du CRDP à ce moment-là (A. Lajoie, P. Carignan, P. Trudel, B. Knoppers, P. Molinari et quelques autres) fait consensus autour du fait que Guy Rocher aborde le droit d’une autre manière. Rocher veut, en effet, bien comprendre le droit, tel que les juristes le comprennent, mais, en même temps, veut s’en distancier : « je dois aborder le droit en tant que sociologue et non pas en juriste. » Il l’analyse comme un phénomène social, faisant partie de la rationalité et de la régulation sociales, à côté d’autres modes de régulation. Il étudie, par conséquent, le droit dans ses rapports avec les autres ordres normatifs. Le droit ne s’invente pas tout seul et n’agit pas seul. Il clarifie : « le droit ne peut agir que grâce à d’autres normes. Je me distingue, en ce sens, des avocats parce qu’ils disent que le droit agit par lui-même, ce qui est vrai, mais il interagit avec d’autres ordres et normes. »

Rocher évoque aussi ses collègues, Ejan Mackaay, Bartha Knoppers et Thérèse Leroux qui, respectivement, analysent le droit sous l’angle de l’analyse économique, de l’éthique, des technologies et de la santé : « Nous faisions avancer la connaissance du droit comme phénomène social. Du droit dans la société et la société dans le droit : c’était le thème propre du CRDP, ce qui le caractérisait. »

Guy Rocher est le premier professeur, sociologue, à temps plein, à accéder, à ce titre, au Centre.

Lorsqu’on lui demande quelle a été sa contribution majeure au CRDP, il résume, assuré, « celle d’avoir participé à la création du cadre conceptuel du centre et de ses axes de recherche au milieu des années 1980, mais également le fait d’avoir contribué à populariser l’idée du pluralisme juridique ». Il ajoute : « J’ai apporté au Centre le pluralisme juridique qu’Andrée Lajoie a bien aimé, mais que nous devons beaucoup au professeur Jean-Guy Belley. » S’illustre ici l’une des qualités de Guy Rocher : toujours saluer le travail de ses collègues, notamment par leurs contributions au développement de la recherche.

L’engagement du CRDP : contributions et défis

Selon Guy Rocher, le CRDP a grandement contribué à une meilleure connaissance du droit, à une connaissance élargie du droit et à une préoccupation sociale sur le droit : « Si l’on se préoccupe, par exemple, en ce moment, avec raison, de l’accès au droit, de l’accès à la justice, c’est parce que le CRDP, mais pas seulement bien sûr, a beaucoup contribué à une conscientisation du rôle que le droit joue et doit jouer dans la société. L’accès au droit est loin d’être démocratisé comme il devrait l’être, c’est un grand problème » sur lequel travaille ardemment Pierre Noreau[3], chercheur au CRDP et directeur du consortium de recherche Accès au Droit et à la Justice (ADAJ). Il est un grand ami de Guy Rocher, qui voit en lui celui qui poursuit son œuvre, tant en enseignement qu’en recherche, au Centre, bien sûr, mais aussi, à la Faculté de droit de l’UdeM.

Le CRDP a également contribué au développement des études supérieures au sein de la Faculté de droit de l’UdeM, se souvient Guy Rocher. À son arrivée au Centre comme chercheur, les études supérieures ne sont presque pas développées. Une maîtrise vient d’être créée, et il n’y a pas de programme pour les étudiants au doctorat. « Nous avions, je me souviens, un seul étudiant au doctorat, mais on ne savait pas quoi faire avec lui, donc il s’arrangeait lui-même ». Parce qu’il dispose de diverses ressources en recherche, en chercheurs et en professeurs disponibles pour assurer l’enseignement, le CRDP va participer à la mise sur pied des programmes de maîtrise et doctorat à la faculté : une belle avancée.

D’ailleurs, le Centre a toujours à cœur d’accueillir des étudiants dans ses murs. Rocher se souvient que « c’était une véritable trouvaille d’avoir des espaces pour que des étudiants soient constamment avec nous. Lors des visites d’évaluation du CRDP, ce qui a souvent le plus compté, c’est le témoignage des étudiants : ils apprenaient beaucoup, étaient dédiés au Centre, pouvaient travailler directement avec des professeurs ». Encore aujourd’hui, le CRDP accueille plus de 200 étudiants par année inscrits à la maîtrise, au doctorat et au postdoctorat.

Le Traité de sociologie du droit : un accomplissement qui le réconcilie avec le passé

Parmi ces étudiants du CRDP, il y a Yan Sénéchal, celui grâce auquel la malédiction de l’œuvre inachevée a été brisée. En effet, alors qu’il travaille dans les archives du professeur Rocher, au début de ses recherches doctorales, il découvre plusieurs centaines de pages, dans des dossiers épars, qui sont autant de fragments de L’introduction à la sociologie du droit, dont Guy Rocher avait entrepris la rédaction au début de sa carrière, au sein du Centre. Rocher s’en étonne :

« j’avais écrit presque 800 pages, je n’en revenais pas, je suis encore étonné d’avoir écrit tout cela. Tout au long de mon enseignement, je rédigeais des chapitres, l’un après l’autre avec un certain plan dans ma tête, mais ça restait là. J’avais toujours le sentiment d’un échec et puis, je faisais bien d’autres choses. C’est un échec qui me mortifiait. »

C’est Sénéchal qui encourage Rocher à publier l’ouvrage parce qu’il n’existe rien de tel et qu’il souhaite le soutenir dans sa démarche. « Voilà comment ce Traité de sociologie du droit et des ordres juridiques a pris forme, avec l’aide de Yan qui l’a extrait de la poussière de mes archives », indique Rocher en riant. Il se réjouit que celui qui travaille sur son parcours professionnel, dans le cadre de son projet doctoral[4], soit venu à son secours et que, quarante années plus tard, l’Introduction devenue Traité de sociologie du droit puisse enfin voir le jour, prochainement[5].

La création du Fonds Guy Rocher pour souligner le 60e anniversaire du CRDP

Avec son habituelle modestie, Guy Rocher nous rappelle qu’il doit beaucoup au CRDP parce que le Centre lui a offert la possibilité d’avoir une longue carrière : « si j’ai pu enseigner, être à l’université jusqu’à l’âge de 85 ans, c’est grâce au CRDP, c’est certain ! Je lui dois cela, mais je lui dois aussi toute la stimulation intellectuelle qu’il m’a procurée. Cela m’a permis d’ouvrir un champ qui n’est pas très cultivé : la sociologie du droit. »

Il se dit très touché et honoré par la création d’un fonds qui porte son nom, à la Faculté de droit, et est reconnaissant que l’on souligne ainsi sa contribution au CRDP.

Si vous aussi souhaitez contribuer au développement des activités du CRDP et à la formation des étudiants aux cycles supérieurs, tout en honorant le travail du professeur émérite Guy Rocher, nous vous invitons à remplir ce formulaire.


Ce texte est tiré d’une entrevue réalisée par Virginie Mesguich avec Guy Rocher le 10 février 2022, qui souligne la contribution de celui-ci au développement du CRDP, dans le cadre du 60e anniversaire du Centre.

Virginie Mesguich est conseillère aux relations avec les diplômés de la Faculté de droit de l’UdeM. Elle a été l’étudiante du professeur Rocher dans le cadre de son doctorat en 2007.

L’auteure remercie chaleureusement Guy Rocher pour sa disponibilité, sa gentillesse et sa générosité lors de cet échange, de même que Yan Sénéchal, doctorant en sociologie à l’UdeM, pour sa relecture, ses suggestions et ses commentaires avisés. Elle souligne enfin l’excellence de la biographie « non autorisée » rédigée par Pierre Duchesne, Guy Rocher, Tome 1 – Voir, Juger, Agir (1924-1963), Québec Amérique, 2019 et Guy Rocher, Tome 2 – Le sociologue du Québec (1963-2021), Québec Amérique, 2021. Ces ouvrages ont été très utiles à la rédaction de cet article.


[1] Pierre Duchesne, Guy Rocher, Tome 2 – Le sociologue du Québec (1963-2021), Québec Amérique, 2021, p. 445.

[2] Ibid., p. 470.

[3] Pierre Noreau a été directeur du CRDP de 2003 à 2006.

[4] La thèse de Yan Sénéchal s’intitule Devenir sociologue du droit au Québec : Socioanalyse trajectoriale de Guy Rocher.

[5] Le Traité de sociologie du droit et des ordres juridiques sera prochainement publié aux Éditions Thémis de l’UdeM. Yan Sénéchal a également collaboré à deux autres projets avec Guy Rocher : il a révisé et remis à jour ses Études de sociologie du droit et de l’éthique, Éditions Thémis, 2016, ainsi que le premier tome de son Introduction à la sociologie générale : L’action sociale, Bibliothèque Québécoise, 2012.